12
À travers l’obscurité immense, un transport de l’espace se ruait en avant. Il y avait à bord une femme et quatre cent deux hommes, chiffres communiqués par Crang le second jour du voyage.
— J’ai reçu l’ordre, dit-il, de ne pas prendre de risques avec vous.
Gosseyn ne répondit pas. Crang l’intriguait. L’homme avait visiblement l’intention de conserver sa position dans le gang, sans tenir compte de son adhésion à la philosophie du non-A. Ceci devait le conduire à des compromis déplaisants et à une attitude impitoyable même au prix des vies individuelles. Mais si en fin de compte il avait véritablement l’intention d’utiliser son pouvoir en faveur de Ā, toutes les concessions faites dans l’intervalle trouveraient leur compensation.
Crang continua sa route sur le pont. Gosseyn resta debout un long moment à regarder par un des hublots géants de l’avant la nuit interplanétaire. Une étoile d’un éclat céleste brillait au loin. Demain elle revêtirait l’aspect de la Terre. Et demain soir, il serait dans la résidence officielle du président Hardie après un voyage dans l’espace de trois jours et deux nuits.
L’atterrissage fut un désappointement pour Gosseyn. Des brumes et des nuées masquaient les continents et pendant la traversée entière de l’atmosphère terrestre, ces nuages dissimulèrent le sol. Enfin – dernière déception – une couche de brouillard planait sur la ville de la Machine, couvrant tout ce que les nuages avaient laissé libre. Il entrevit, supplice de Tantale, le phare atomique de la Machine des jeux. Puis le transport aérien plongea à l’intérieur d’un gigantesque bâtiment.
Gosseyn fut escamoté, dans le crépuscule brumeux. Les réverbères s’allumèrent et furent des taches de lumière brouillée ; la cour du palais présidentiel était déserte, mais s’anima du bruit des gardes qui descendirent des voitures d’accompagnement et l’entourèrent. On le dirigea vers un long couloir brillamment illuminé ; il monta un escalier qui menait à un hall luxueux. Crang le conduisit jusqu’à une porte située à l’extrémité.
— Nous y sommes, dit-il. Voici votre appartement pour la période où vous serez l’hôte du président. Que les autres restent dehors, s’il vous plaît.
Il ouvrit une autre porte ; ils se trouvaient dans un living-room de sept mètres sur seize au moins. Trois nouvelles portes donnaient sur le living-room. Crang les désigna :
— Chambre à coucher, salle de bains, entrée de derrière. Dans la chambre à coucher, il y a encore une porte menant à la salle de bains.
Il hésita :
— Vous ne serez ni enfermé ni gardé, mais à votre place, je n’essaierais pas de m’en aller. Je vous affirme que vous ne pourriez pas sortir du palais.
Il sourit. C’était une grimace engageante, et très amicale.
— Vous trouverez une tenue de soirée dans la chambre. Pensez-vous pouvoir être prêt d’ici une heure ? Je veux vous montrer quelque chose avant le dîner.
— Je serai prêt, dit Gosseyn.
Il se déshabilla, pensant aux possibilités d’une évasion. Il n’admettait pas l’affirmation de Crang, selon laquelle il était impossible de s’échapper, si réellement il n’y avait pas de gardiens. Il se demanda si on essayait de l’appâter.
Il trouva plusieurs costumes dans le placard de la chambre et il venait d’en choisir un en tissu foncé mais brillant lorsqu’il entendit une porte s’ouvrir. Enfilant son peignoir, il se rendit dans le living-room. Patricia Hardie était en train de fermer la porte de ce que Crang avait appelé l’entrée de derrière. Elle pivota d’un mouvement souple et vint à lui :
— Espèce de crétin, dit-elle sans ambages. Pourquoi avez-vous filé si vite, quand ces gardes sont venus chez moi ? Vous ne m’avez donc pas entendue leur répondre que je ne laisserais personne fouiller mes chambres sur l’ordre de Thorson ? (Elle fit un geste de la main pour le faire taire :) Ça ne fait rien, c’est du passé. Vous êtes parti, vous avez été tué, et vous revoilà. C’était bien vous, qu’on a tué, hein ? Il ne s’agit pas seulement d’une ressemblance de hasard ?
Gosseyn allait parler. Elle l’interrompit.
— Je ne puis rester qu’une minute. Croyez-moi, je suis la suspecte n° 1 pour votre évasion du mois dernier et si l’on me prend ici… (Elle frissonna de façon convaincante.) Gosseyn, qui êtes-vous ? Vous devez le savoir, maintenant.
Il l’étudia, gagné par son excitation. Elle avait introduit dans la pièce une vie qui lui manquait. Cette fougue même l’intriguait.
— Dites-le, demanda-t-elle impérieusement. Vite !
Assez facile de lui dire ce qu’il savait. Il s’était réveillé sur Vénus sans se souvenir de la façon dont il s’y trouvait. Il n’avait rien à cacher des événements postérieurs sauf sa connaissance du fait que Prescott fît partie de la bande. Même ça, elle le savait, puisqu’elle l’avait mentionné à haute voix lorsqu’il pouvait l’entendre. Mais c’est la seule chose qu’il ne fallait pas dire tout haut. Si des dictaphones écoutaient cette conversation, mieux valait partager ce secret en silence.
Mais il lui dit tout le reste, succinctement. Avant qu’il n’ait terminé, elle s’assit dans un fauteuil et se mordit les lèvres, visiblement déconfite.
— Votre second corps, dit-elle enfin, ne sait vraiment rien de plus que le premier. Vous n’êtes qu’un pion.
Gosseyn, debout, la regardait, hésitant entre l’ennui et l’amusement. Il n’était pas préparé à aborder le problème des deux corps en un avec elle, bien qu’ayant quelques idées là-dessus. Il était blessant de s’entendre traiter de simple pion – rien de plus vrai pourtant.
— Dites donc, dit-il brièvement, et vous qu’est-ce que vous faites dans tout ça ?
Les yeux de la jeune fille s’adoucirent.
— Je regrette, dit-elle, je n’avais pas l’intention de vous blesser. La vérité, c’est que votre absence totale de renseignements a troublé tout le monde. Thorson, le représentant personnel d’Enro, a retardé l’invasion de Vénus. Là ! Je savais que ça vous intéresserait. Mais attendez ! Ne m’interrompez pas. Je vous donne des tuyaux que je voulais vous donner il y a un mois. Vous voulez savoir qui est X. Nous aussi. L’homme a une volonté de fer, mais personne ne sait quel but il poursuit. Il paraît essentiellement intéressé à sa propre grandeur et il a exprimé l’espoir que l’on puisse tirer de vous quelque parti. Les gens de la Ligue galactique sont troublés. Ils ne peuvent arriver à découvrir si le joueur d’échecs cosmique qui vous a introduit dans cette partie est un allié ou non. Chacun tâtonne dans le noir en se demandant ce qu’il fera ensuite.
Elle s’arrêta. Ses yeux luisaient d’excitation.
— Mon ami, dit-elle, il peut se présenter une opportunité pour vous dans toute cette confusion. Saisissez-la.
Elle était, soudain, devenue sérieuse.
— Prenez-la si on vous l’offre et si elle n’est pas entachée de conditions d’impossibilité. Restez en vie.
Elle se leva. Elle lui toucha le bras d’un geste amical et s’enfuit vers la porte. Elle s’arrêta dans l’encadrement et dit :
— Bonne chance.
Puis elle ferma la porte derrière elle.
Gosseyn prit une douche, en pensant :
« Comment sait-elle ce que font et croient tous ces gens ? Qui est-elle ? » En sortant de la salle de bains, il constata qu’il avait une autre visite. Le président Hardie était assis dans un des fauteuils. La figure noble de l’homme s’éclaira lorsqu’il vit Gosseyn. Assis là, il paraissait fort calme, décidé, une image idéale du grand homme. Il concentra son regard ferme sur le visage de Gosseyn.
— Je vous ai fait préparer cet appartement, dit-il, parce que je voulais vous parler sans crainte d’être entendu. Mais il n’y a pas de temps à perdre.
— Pas possible ? dit Gosseyn.
Il se faisait délibérément hostile. Cet homme avait confié à un gang le soin de se faire nommer président par une méthode qui faussait les jeux de la Machine. Le crime était colossal, impardonnable et personnel.
Le visage fin de l’homme laissa paraître un faible sourire.
— Allons, dit Hardie. Ne soyons pas des enfants. Vous voulez des renseignements. Moi aussi. Posez trois questions, j’en poserai trois.
Un silence, puis brutalement :
— Vous devez avoir des questions à poser, mon vieux.
L’hostilité de Gosseyn chancela. Il avait plus de questions à poser qu’il ne pouvait le faire en une soirée entière. Pas de temps à perdre.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec ironie.
Hardie hocha la tête à regret.
— Désolé, dit-il. Je suis soit ce que je parais être, soit autre chose. Dans ce dernier cas, vous le dire me mettrait à votre merci. Un détecteur pourrait obtenir de vous ce renseignement. (Il conclut brièvement :) Ne gaspillez pas votre temps à des questions qui peuvent me détruire. Et pressez-vous.
— Savez-vous de moi autre chose que ce qu’on en a déjà dit ?
— Oui, dit le président Hardie.
Il dut surprendre l’expression de Gosseyn, car il ajouta rapidement :
— Pas beaucoup, en toute franchise. Mais quelques jours avant que vous n’entriez en scène, j’ai reçu une lettre dans ma boîte privée ; postée ici dans la ville de la Machine, elle prouvait que son auteur était au fait de tous les détails de ce que nous considérons comme le secret le mieux gardé du système solaire ; il connaissait l’attaque que l’on préparait contre Vénus. Après avoir résumé toute l’histoire, la lettre continuait en assurant que vous seriez à l’hôtel du Parc-Tropical et que vous préviendriez l’attaque de Vénus. Il y avait certains détails, dans cette lettre, que je ne voulais pas laisser connaître aux autres, aussi je l’ai brûlée et vous ai fait venir ici selon le processus complexe que vous connaissez déjà. Voilà tout. Maintenant, question trois.
— Deux, corrigea Gosseyn.
— Trois, si je pose une question à laquelle vous refusez de répondre, elle comptera contre moi. Correct ?
Gosseyn avait protesté automatiquement. En fait, il pensait à ce qu’avait dit Hardie. Il ne mettait pas son récit en doute. La vérité était probablement assez voisine. Ce qu’il y avait derrière, par exemple, constituait un autre problème.
Gosseyn étudia l’homme, impressionné pour la première fois. Le président n’était qu’un conspirateur parmi bien d’autres suprêmement capables, et orientés chacun vers son but. Mais sa réussite propre avait été de persuader des hommes aussi égoïstes que lui de lui accorder la situation sociale la plus élevée. Le caractère de l’homme, auquel il avait à peine réfléchi auparavant, apparaissait soudain plus complexe.
— Gosseyn, votre question.
Il oubliait l’importance de se hâter. Et en outre, il était déjà convaincu qu’il n’apprendrait pas grand-chose ; ces gens n’en savaient pas lourd. Il dit :
— Que va-t-il m’arriver ?
— On vous fera une offre ; laquelle, je ne sais pas encore. Thorson et X discutent la chose. Quoi que ce soit, je crois que vous seriez sage de l’accepter pour l’instant. Rappelez-vous que votre position est forte. Théoriquement, si vous avez deux corps pourquoi pas trois ?
Il fronça un sourcil.
— Évidemment, c’est une hypothèse.
Gosseyn avait cessé de croire qu’il ait jamais possédé deux corps. Il ouvrit la bouche pour le dire d’un ton railleur et la referma. Ses yeux se durcirent. Ces gens devaient poursuivre un but en essayant de lancer cette idée-là. Tout ça paraissait obscur et sans signification, mais il ne devait pas oublier qu’il n’avait jamais réellement cessé d’être sous le contrôle du gang. Même le roboplane qui affirmait être un agent de la Machine pouvait avoir été endoctriné pour donner cette impression. Mieux valait attendre que la situation se développât.
Il regarda Hardie et dit seulement :
— Oui, c’est une hypothèse.
— Ma première question, dit Hardie, concerne la ou les personnes qui sont derrière vous. Est-ce que quelqu’un déclarant représenter cette ou ces personnes vous a déjà contacté ?
— Absolument pas. Si ce n’est pas la Machine, je suis totalement dans le noir.
Hardie répondit :
— Ce n’est pas parce que vous le croyez que c’est vrai.
Il sourit :
— Voilà que je me mets à parler non-A. J’ai d’ailleurs constaté ça chez les autres aussi. Au moment même où nous voulons détruire la philosophie du non-A, nous adoptons sa logique. La carte n’est pas le territoire. Votre certitude de ne rien savoir est une abstraction de la réalité et non la réalité elle-même.
Il s’arrêta et se tut un moment, souriant gaiement, puis il dit :
— Question deux ; avez-vous en vous-même un sentiment quelconque de différer des autres hommes ?
Il haussa les épaules.
— J’admets que ce ne soit pas une question sémantique, continua-t-il, car vous ne pouvez savoir ce que sont les autres hommes que par vos propres observations et celles-ci peuvent différer des miennes. Nous vivons dans nos mondes privés. Et pourtant, je ne peux m’exprimer mieux. Alors ?
Cette fois Gosseyn trouva la question non seulement admissible, mais extrêmement intéressante. C’étaient là ses propres pensées traduites en langage.
— Je ne sens pas de différence en moi. Je suppose que vous pensez à ce que Thorson a découvert concernant mon cerveau.
Tendu, il demanda :
— Qu’est-ce qu’il a mon cerveau ?
Il se pencha en avant. Il se sentait brûlant et glacé. Il soupira lorsque Hardie répondit :
— Attendez votre tour. Je n’ai pas posé ma troisième ; ce que je veux savoir, c’est comment vous avez trouvé la retraite de Crang ?
— J’ai été conduit là par un roboplane qui m’a forcé à y aller.
— Un roboplane à qui ? dit Hardie.
— C’est ma question, merci, dit Gosseyn, mieux vaudrait que chacun en pose une seule à la fois. Qu’est-ce que j’ai à mon cerveau ?
— Matière cérébrale additionnelle. Je ne sais rien de sa nature. Thorson a fini par douter de ses possibilités.
Gosseyn acquiesça. Il inclinait à se ranger à l’avis de Thorson. Il n’avait pas, depuis le début, perçu la plus petite « différence ».
— Un roboplane à qui ? répéta Hardie.
— Il a affirmé représenter la Machine.
— Affirmé ?
— Ma question, dit Gosseyn.
Hardie protesta :
— Vous ne répondez pas complètement à mes questions. Ne vous a-t-il pas donné de preuves ?
— Il savait plusieurs choses que sait la Machine, mais il m’a pressé de me rendre. Je considère que c’est suspect.
Hardie était pensif.
— Je saisis votre raisonnement. Et je ne peux vous éclairer là-dessus. Crang domine Thorson ces temps-ci et on me laisse dans le noir pour bien des choses. J’ai peur… dit-il souriant avec rancune, qu’on ne me chambre.
Ainsi, voilà pourquoi il était là, offrant des renseignements pour en recevoir d’autres en échange. Gosseyn eut soudain une vision lumineuse de ces Terrestres commençant à se rendre compte qu’ils avaient été des pions. Avant qu’il ne puisse parler, Hardie observa durement :
— Si c’est à ça que vous pensez, je ne regrette rien. La Machine m’a refusé l’accès à un poste supérieur et j’ai refusé d’accepter une limitation de ce genre.
— Pourquoi vous a-t-elle refusé ?
— Parce qu’elle voyait en moi un dictateur en puissance, a-t-elle dit. Ce sacré truc a été monté pour virer les gens comme moi à une époque où l’on pouvait légitimement craindre une éventualité de cet ordre.
— Et vous avez, en somme, abondé dans son sens ?
— L’occasion est venue, je l’ai saisie. Je le referais dans les mêmes circonstances. Il y aura une place pour moi dans la hiérarchie galactique. Thorson évite simplement de courir des risques pendant la crise actuelle. (L’expression amère s’effaça de son visage. Il sourit :) Nous nous écartons de notre sujet…
Il y eut une interruption. La porte s’ouvrit et un homme en uniforme entra en hâte et ferma la porte derrière lui.
— Monsieur, dit-il à Hardie, M. Thorson monte l’escalier, je viens de recevoir le signal.
Le président Hardie se leva. Il paraissait ennuyé, mais calme.
— Eh bien, ceci nous amène à notre conclusion. Mais je crois que j’ai appris ce que je voulais – j’ai essayé de me faire une opinion sur vous. Il me paraît clair que vous n’êtes pas l’ultime Gosseyn. Au revoir, et rappelez-vous ce que je vous ai dit. Pour l’instant, faites des concessions. Restez vivant.
Le garde et lui sortirent par la porte franchie par Patricia un quart d’heure auparavant. Quelques secondes s’étaient à peine écoulées qu’un coup retentit à la porte du couloir principal. Puis celle-ci s’ouvrit et Thorson entra.